lundi 10 novembre 2008

Adeus



"Hélas les vers signifient si peu de choses quand on les écrit trop tôt. Il faudrait attendre, accumuler toute une vie le sens et le nectar - une longue vie si possible -, et seulement alors, tout à la fin, pourrait-on écrire dix lignes qui soient bonnes. Car les vers ne sont pas faits, comme les gens le croient, avec des sentiments (ceux-là on ne les a que trop tôt) - ils sont faits d'expérience vécues. Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, beaucoup d'hommes et de choses, il faut connaître les bêtes, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir le mouvement qui fait s'ouvrir les petites fleurs au matin. Il faut pouvoir se remémorer des routes dans des contrées inconnues, des rencontres inattendues et des adieux de longtemps prévus - des journées d'enfance restées inexpliquées, des parents qu'il a fallut blesser, un jour qu'ils vous ménageaient un plaisir qu'on n'avait pas compris (c'était un plaisir déstiné à un autre...), des maladies d'enfance qui commencaient étrangement par de profondes et graves métamorphoses, des journées passées dans des chambres paisibles et silencieuses, des matinées au bord de la mer ; il faut avoir en mémoire la mer en général et chaque mer en particulier, des nuits de voyage qui vous emportaient dans les cieux et se dissipaient parmi les étoiles - et ce n'est pas encore assez que de pouvoir penser à tout cela. Il faut avoir le souvenir des nombreuses nuits d'amour, dont aucune ne ressemble à une autre, il faut se rappeler le cri des femmes en gésine et l'image des blanches et légères accouchées endormies, qui se referment. Il faut avoir été aussi au côté des mourants, il faut être resté au chevet d'un mort, dans une chambre à la fenêtre ouverte, aux rares bruits saccadés. Et il n'est pas encore suffisant d'avoir des souvenirs. Il faut pouvoir les oublier, quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d'attendre qu'ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore ce qu'il faut. Ils faut d'abord qu'ils se confondent avec notre sang, avec notre regard, avec notre geste, il faut qu'ils perdent leurs noms et qu'ils ne puissent plus être discernés de nous-mêmes ; il peut alors se produire qu'au cours d'une heure très rare, le premier mot d'un vers surgisse au milieu d'eux et émanent d'entre eux."

R.M. Rilke, Les cahiers de Malte Laurids Brigge

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Ciel !
Je ne connaissais pas ce texte de Rilke, merci infiniment de l'avoir partagé.
A lire vos feuillets.
-mathieu