lundi 16 mars 2009

NOA NOA


"Il arriva que j'eus besoin, pour mes projets de sculptures, d'un arbre de bois rose ; j'en voulais un fut plein et large. Je consultais Jotépha.
Il faut aller dans la montagne, me dit-il. Je connais, à un certain endroit, plusieurs beaux arbres. Si tu veux, je te conduirai, nous abattrons l'arbre qui te plaira et nous le rapporterons tous deux.
Nous partîmes de bon matin. Les sentiers indiens sont à Tahiti assez difficiles pour un Européen. Entre deux montagnes qu'on ne saurait gravir deux hautes murailles de basalte, se creuse une fissure où l'eau serpente à travers des rochers qu'elle détache, un jour que le ruisseau s'est fait torrent et qu'elle entrepose un peu plus loin pour les y reprendre un peu plus tard et finalement les pousser, les rouler jusqu'à la mer.
De chaque côté de ce ruisseau fréquemment accidenté de véritables cascades, un semblant de chemin parmi des arbres pèle-mêle, arbres à pain, arbres de fer, pandanus, bouraos, cocotiers, fougères monstrueuses, toute une végétation folle, et s'ensauvageant toujours davantage, se faisant de plus en plus inextricable à mesure qu'on monte vers le centre de l'Île.
Nous allions tous les deux, nus avec le linge à la ceinture et la hache à la main, traversant maintes fois le ruisseau pour profiter d'un bout de sentier que mon compagnon semblait percevoir par l'odorat plutôt que par la vue, tant les herbes, les feuilles et les fleurs en s'emparant de tout l'espace y jetait de splendide confusion.
Le silence était complet en dépit du bruit plaintif de l'eau dans les rochers, un bruit monotone, accompagnement de silence.
Et dans cette forêt merveilleuse, dans cette solitude, dans ce silence, nous étions deux -lui, un tout jeune homme et moi presqu'un vieillard, l'âme défleurie de tant d'illusions, le corps lassé de tant d'efforts et cette longue et cette fatale hérédité des vices d'une société moralement et physiquement malade !
Il marchait devant moi, dans la souplesse animales de ses formes gracieuses, androgynes : il me semblait voir en lui, s'incarner, respirer toute cette splendeur végétale dont nous étions investis. Et d'elle en lui, par lui se dégageait, émanait un parfum de beauté qui enivrait mon âme, et où se mêlait comme une forte essence le sentiment de l'amitié produite entre nous par l'attraction mutuelle du simple et du composé.
Etait-ce un homme qui marchait là devant moi? Chez ces peuplades nues, comme chez les animaux, la différence entre les sexes est bien moins évidente que dans nos climats. (...) A Tahiti, l'air de la forêt ou de la mer fortifie les poumons, élargit toutes les épaules toutes les hanches, et les graviers de la plage ainsi que les rayons du soleil n'épargnent pas plus les hommes que les femmes.
La paix entra aussitôt dans mon âme. J'éprouvai une jouissance infinie, autant spirituelle que physique, à me plonger dans l'eau froide du ruisseau.
- Zoetoe (c'est froid) me dit-il
- oh non ! répondis-je
Et cette exclamation, qui dans ma pensée, correspondait pour la conclure à la lutte que je venais de livrer en moi-même contre toute une civilisation pervertie, éveilla dans la montagne un écho sonore. La Nature me comprenait, m'entendait et maintenant, après la lutte et la victoire, elle élevait à son tour sa grande voix pour me dire qu'elle m'accueillait comme un de ses enfants.
Je m'enfonçai vivement dans le fourré, comme si j'eusse voulu me fondre dans cette immense nature maternelle. Et mon compagnon, près de moi, continuait sa route avec ses yeux toujours tranquilles. Il n'avait rien soupçonné : moi seul portait le fardeau d'une mauvaise pensée.
Nous arrivions au but. A cet endroit les murs escarpés de la montagne s'évasaient, et derrière un rideau d'arbres enchevêtrés s'étendait une sorte de plateau, très caché mais que mon guide connaissait bien. Une dizaine d'arbre de bois de rose étendaient là leurs vastes ramures."

Extrait de NOA NOA, journal écrit et peint par Paul Gauguin à Tahiti et aux Marquises

Image : Maruru, 1894-1895, bois réhaussé collé dans Noa Noa, p.59
Paris, Musée du Louvre, Cabinets des dessins

1 commentaire:

Mathieu Keuter van Lewenborg a dit…

Hi Violaine

Are you Still enjoying my book?
Hey I put some images of the Arles Festival on my blog.

www.mathieuland.blogspot.com

Hope you are doing fine

Groetjes from La Hollande

Mathieu